Taux négatifs : le prix de la peur

par Arnaud Sylvain | Economie

Mai 01

Taux négatifs : l'inconnu, et après ?

Alors que cela paraissait impensable, les politiques non conventionnelles menées par les banques centrales ont conduit à l’apparition de taux négatifs. Ainsi, il est désormais possible de contracter un crédit et de rembourser moins que le capital emprunté. Le temps n’aurait-il plus de valeur ?

 


Sommaire


 

« Pour les économistes de l’école néoclassique, le taux d’intérêt est la rémunération de l’abstinence : celui qui prête renonce à une consommation immédiate pour épargner. Le taux d’intérêt devient le prix du temps, la récompense de l’attente. »

(source : Wikipedia)

Les taux négatifs ont été décidés par la BCE pour relancer l’activité

Les taux négatifs résultent de décisions de la BCE et poursuivent un objectif précis, permettre la reprise économique.

Ces taux négatifs reposent sur l’hypothèse théorique que le taux d’intérêt qui assure l’équilibre entre l’épargne et l’investissement et qui permet à la croissance d’atteindre son potentiel, est négatif. Dès lors que le marché ne peut atteindre ce taux naturel négatif, la BCE doit engager des mesures volontaristes pour y parvenir. Sinon, l’économie de la zone euro risquerait de connaître une situation prolongée de croissance faible, la stagnation séculaire.

 

Taux d'intérêt naturel et stagnation séculaire

d’après Cet obscur taux d’intérêt naturel

La littérature économique suppose qu’il existe un taux d’intérêt qui maintient l’économie au plein emploi sans générer de pressions inflationnistes : c’est le taux d’intérêt « naturel » ou « d’équilibre ».

Depuis le discours prononcé par Larry Summers lors d’une conférence du FMI, beaucoup soutiennent l’hypothèse d’une stagnation séculaire : les économies avancées subiraient une insuffisance chronique de la demande globale et celle-ci déprimerait fortement le taux d’intérêt naturel au point de le rendre négatif.

 

Pour être pleinement efficaces, les taux négatifs doivent cependant s’accompagner des réformes structurelles nécessaires pour stimuler la croissance économique et augmenter son potentiel. S’ils permettent à la croissance d’atteindre son potentiel, encore faut-il que celui-ci soit suffisant pour réduire significativement un chômage dont le niveau demeure dramatiquement élevé. Or, en abaissant considérablement le coût de leur dette, les taux négatifs offrent aux Etats de la zone euro le temps nécessaire pour se réformer.

Outre cet effet théorique sur l’équilibre épargne investissement, les taux négatifs doivent permettre de relancer l’activité par plusieurs canaux :

  • En adoptant un taux de dépôt négatif, la BCE cherche à inciter les banques de la zone euro à injecter leurs réserves excédentaires dans l’économie réelle afin de stimuler l’activité. Comme le souligne Urszula Szczerbowicz du CEPII,
  • « Le principal intérêt de fixer un taux négatif est d’inciter les banques à redistribuer dans l’économie, sous forme de prêts, l’argent qu’elles ont accumulé auprès de la banque centrale. »

  • Les taux négatifs poursuivent également un objectif moins avouable (car il risque de déclencher une guerre des monnaies) d’affaiblissement de l’euro et de relance de l’activité par les exportations. Cet objectif de change constituait d’ailleurs le motif principal des premiers taux négatifs mis en place au Danemark en 2012. Afin de dissuader les investisseurs de placer leur argent au Danemark et d’éviter une trop forte appréciation de la couronne danoise, la banque centrale danoise a inscrit ses taux directeurs en territoire négatif.
  • Enfin, la baisse de la rémunération de l’épargne sans risque qui découle des actions de la BCE (taux négatifs et Quantitative Easing) vise à relancer l’activité en incitant les épargnant à réorienter leur épargne vers des actifs risqués (financement des entreprises par achat d’actions) ou à la consommer.

Si les taux négatifs ont été déployés par la BCE pour relancer l’économie, il semblerait qu’elle y ait été contrainte par l’inaction des Etats européens. Ainsi, d’après Denis Kessler interviewé par l’Institut Messine pour son recueil sur les taux d’intérêt négatifs,

« En soi, les taux d’intérêt négatifs ne sont ni nécessaires, ni souhaitables pour sortir l’Europe du marasme. Ce sont les États européens qui les ont rendus nécessaires en ne remettant pas de l’ordre dans leurs finances publiques, en ne nettoyant pas suffisamment les bilans des agents et en renvoyant à plus tard les réformes structurelles nécessaires pour redonner aux économies européennes la flexibilité dont elles ont besoin pour tirer les leçons de la crise et réallouer en conséquence les facteurs de production entre les activités et les entreprises. »

 

Les taux négatifs représentent donc une anomalie motivée par l’inaction des Etats et la peur d’une stagnation séculaire.

Comment obtenir des taux négatifs ?

La Banque Centrale Européenne dispose de différents outils pour faire baisser les taux 

  1. la fixation du taux de dépôt à un niveau négatif
  2. des achats massifs de titres de dette publique (Quantitative Easing)
  3. l’annonce que la politique ultra-accommodante durera pendant une période donnée durant laquelle la Banque centrale est prête à se lier les mains (Forward Guidance)

La politique monétaire de la zone euro repose sur trois taux directeurs :

  • Le taux principal de refinancement, qui est le taux auquel les établissements financiers ayant accès aux facilités de la banque centrale peuvent se refinancer. Si une banque ne parvient pas à se financer auprès des autres banques, elle peut s’adresser directement à la BCE. Dans ce cas, le taux appliqué est le taux de refinancement fixé par la BCE. Plus ce taux est faible, moins le refinancement des banques est coûteux.
  • La facilité marginale permet à une banque d’obtenir des facilités de financement. Cette fourniture de liquidité est pénalisée puisqu’elle coûte plus cher que le taux de refinancement. Le taux de rémunération des facilités permanentes de prêt constitue le taux plafond du marché monétaire au jour le jour.
  • Le taux de dépôt est la rémunération des liquidités excédentaires placées à la banque centrale. Une banque qui a trop de liquidités peut les déposer auprès de la banque centrale. La rémunération de ces dépôts est inférieure aux taux de refinancement. Le taux de rémunération des facilités permanentes de dépôt constitue le taux plancher du marché monétaire au jour le jour. si la BCE diminue ce taux, les banques sont encouragées à prêter leurs excès de trésorerie sur le marché interbancaire.

 

Le marché interbancaire

Le marché interbancaire est un marché où les banques s’échangent des actifs financiers de court terme, entre un jour et un an. L’offre émane des banques ayant des liquidités disponibles et la demande, des banques ayant besoin de liquidités. Les échanges entre les banques se font au taux du marché interbancaire, qui correspond au prix de l’argent au jour le jour.

A cause de la transformation des dépôts en billets et des réserves obligatoires qui leur sont imposées, les banques souffrent globalement d’un manque de liquidités chronique. La BCE intervient directement sur le marché interbancaire en offrant ou en demandant des liquidités. Si la BCE offre une quantité importante de capitaux, le taux de ce marché diminue et les banques ont plus de facilités à se financer. À l’inverse, si la BCE emprunte beaucoup de capitaux, la demande augmente et le taux augmente.

 

Grâce au taux de dépôt, la BCE peut influer sur le coût du crédit accordé aux agents économiques. En effet, plus les banque se financent à un taux faible (auprès des autres banques ou de la BCE), plus elles peuvent accorder des crédits à l’économie (entreprises, ménages, administrations) à des taux faibles. Cette baisse du coût du crédit améliorera alors la rentabilité des projets d’investissement et favorisera donc une relance de l’activité par le crédit.

Outre le coût du crédit, la BCE peut également influer sur le volume des crédits accordés à l’économie. Grâce à une politique de rachats d’actifs massifs (Quantitative Easing), elle fournit des liquidités aux banques, qui peuvent ensuite augmenter les crédits en conséquence. En outre, ces rachats augmentent fortement la demande pour ces actifs, et donc leur prix. Il en découle un effondrement du rendement des titres souverains, qui peut devenir négatif pour certains pays et certaines durées.

Par ailleurs, le renforcement de la régulation contraint désormais les banques à détenir plus de titres sûrs. Ainsi, la pondération du risque imposée par la régulation dans les bilans des banques les oblige à investir massivement dans des titres de dettes très liquides, notamment des obligations souveraines. Il en résulte une demande accrue pour ces titres, qui contribue à diminuer encore leur rendement.

En plus du taux de dépôt négatif et d’un rachat d’actifs massifs, la BCE recourt au Forward Guidance pour abaisser les taux d’intérêt à long terme. Dès lors que la BCE donne des informations sur les orientations futures de sa politique de taux directeurs et de Quantitative Easing, elle favorise une détente des taux à long terme.

 

La stratégie de Forward Guidance

d’après La stratégie de Forward Guidance

Les théories macroéconomiques contemporaines considèrent que la demande globale ne dépend pas seulement des taux d’intérêt courants de court terme, mais aussi des taux anticipés de long terme, qui dépendent quant à eux des taux anticipés de court terme. Dans une situation de trappe à liquidité où la politique de baise des taux d’intérêt ne permet plus de relancer l’activité, ces anticipations vont même davantage importer qu’en temps normal.

Par conséquent, la politique monétaire peut gagner en efficacité si les banquiers centraux informent les marchés des mesures qu’ils prendront à l’avenir. Le Forward Guidance correspond précisément à l’envoi de signaux aux marchés pour les informer de la probable trajectoire que le taux directeur suivra dans le futur.

 

La BCE a donc engagé différentes actions pour abaisser les taux d’intérêt jusqu’en territoire négatif et relancer l’activité.

S’il est aisément compréhensible qu’emprunter à taux négatif soit une opportunité (l’emprunteur rembourse un capital inférieur au capital emprunté), il est plus difficile de comprendre les motivations du prêteur. Pourquoi prêter pour récupérer moins ? Pourquoi acheter des obligations à taux négatif ?

  • Les banques sont soumises à un taux de dépôt négatif de -0,40&nbsp% (en avril 2016). Tout placement liquide et sans risque qui procure un rendement supérieur est donc préférable, même si ce rendement est négatif.
  • Les investisseurs qui refusent ou qui ne sont pas autorisés à prendre des risques peuvent accepter des taux de rendement négatifs pour des placements sans risque. Le taux négatif représente alors le prix à payer pour cette absence de risque.

Cependant, les prêteurs à taux négatif ne l’acceptent que parce qu’ils y sont contraints. S’ils le pouvaient, ils préféreraient acquérir des billets de banque. Cela explique d’ailleurs pourquoi les banques n’appliquent pas des taux négatifs sur les comptes courants, pour inciter les déposants à consommer et investir. Il est plus facile pour un particulier que pour une banque de stocker ses liquidités excédentaires sous forme de billets.

Les risques des taux négatifs

La politique de baisse des taux d’intérêt menée par la BCE vise à relancer l’activité. Elle comporte néanmoins plusieurs risques.

  • Un risque de bulle obligataire. Comme le souligne Patrick Artus, Chef Economiste chez Natixis,
  • « Le maintien des taux d’intérêt à un niveau très faible a jusqu’à présent permis aux États et aux entreprises de se financer à moindre coût en émettant des obligations. Mais cette situation a dans le même temps provoqué une gigantesque bulle sur le marché. Dès lors, toute remontée des taux rendra les emprunteurs insolvables et ruinera les prêteurs, confrontés à une baisse de la valeur des titres achetés. Comme la bulle obligataire est bien plus importante que ne l’était la bulle immobilière aux Etats-Unis, la crise sera pire. »

  • Un risque de bulle sur d’autres actifs financiers. Dès lors que les liquidités déversées ne sont pas mobilisées pour accorder des crédits et participer à la relance de l’économie, elles s’investissent massivement dans des actifs financiers et favorisent la création de bulles.
  • Une fragilisation du modèle de la banque de détail. La politique de taux négatifs de la BCE conduit à un effritement de la rentabilité des activités de la banque de détail.
  • L’environnement de taux bas pose également de sérieux problèmes aux assureurs, en particulier pour l’assurance-vie. La persistance de taux bas se répercute en effet sur le rendement des fonds en euros, qui représentent près de 80 % de la collecte. Les taux négatifs impactent aussi les produits de retraite complémentaire proposés par les assureurs, qui sont très largement investis en obligations du fait de contraintes réglementaires.
  • Les taux négatifs organisent une redistribution des épargnants (rémunérés avec des taux plus faibles) vers les emprunteurs (qui bénéficient de conditions de financements plus favorables). Or, la redistribution ressort habituellement des prérogatives des Etats, et non des banques centrales.
  • Les taux négatifs ne constituent pas pour les Etats une incitation à se désendetter et à se réformer, alors que le désendettement des Etats et la mise en œuvre de réformes structurelles représentent la condition sine qua non d’une normalisation de la politique monétaire de la BCE.

Les taux négatifs, et après ?

Il est impératif que la politique monétaire dispose de marges de manœuvre pour pouvoir faire face au prochain ralentissement conjoncturel et/ou à la prochaine crise. Or, ces marges sont actuellement particulièrement réduites. Il paraît en effet difficile d’envisager que la BCE puisse aller beaucoup plus loin. En conséquence, la monnaie hélicoptère pourrait bien être la seule option envisageable pour éviter le pire si la BCE ne normalisait pas sa politique monétaire d’ici la prochaine crise. Cette création monétaire ex nihilo représenterait néanmoins un saut dans l’inconnu particulièrement risqué.

Cependant, le contexte actuel d’endettement excessif des agents, de taux de chômage élevé, de croissance et d’inflation faibles ne permet pas à la BCE d’engager un durcissement normalisation de sa politique monétaire. En outre, une sortie trop brutale de la politique monétaire non conventionnelle de la BCE pourrait provoquer une hausse des taux d’intérêt et une explosion des bulles. Que faire ?

La crainte d’une déflation massive a conduit la BCE à mener à des politiques monétaires non conventionnelles dont la persistance comporte des risques qui pourraient se révéler pire que le mal. Lesquels ? Au mieux, une restructuration des dettes des Etats européens. Au pire, un krach obligataire, une montée des populismes et une explosion de la zone euro.

Mais alors, quelle est la solution ? Très certainement une intégration renforcée des pays de la zone euro, avec un budget commun et conséquent permettant d’organiser des transferts entre pays. La situation actuelle qui fait de la BCE une institution toute puissante sans contrepoids montre clairement ses limites.

Pour en savoir plus

 

Une courte vidéo de la Banque de France

Les taux d’intérêt négatifs | Banque de France
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Taux d’intérêt négatifs : 12 regards – Institut Messine (Pdf)

Comment expliquer les taux d’intérêt négatifs ? – La finance pour tous

 

Titulaire d'un master en gestion de patrimoine et docteur en économie.

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